Après une nuit mouvementée sur l'Isabella, qui avait été amarée tôt en début de soirée, Richard de Cassentel avait repris vie aux petites heures du matin, une bouteille d'alcool vide à la main. Comme d'habitude après une soirée de délire noyée dans l'alcool, il faisait peine à voir. Les traits tirés, les yeux bouffis, le teint légèrement verdâtre... à l'heure actuelle, Richard de Cassentel n'avait rien d'un bellâtre. Avec l'âge, il semblait récupérer plus difficilement de ces soirées qui, heureusement, se faisait de plus en plus rares. Comme si, avec le temps, les émotions passées revenaient le hanter moins souvent. De toute évidence, le choc du retour à Magnoac n'avait pas encore été complètement atténué, et sa décision de passer la nuit sur la caravelle avait été bien inspirée.
En homme efficace, le Comte de Cassentel avait vite remis de l'ordre dans son apparence physique, et avait revêtu ses habits de ville. Richard de Cassentel s'habillait avec goût, mais ses vêtements, bien que dispendieux, étaient malgré tout très sobres. Dans sa garde-robe, on ne retrouvait, bien entendu, aucune couleur éclatante, mais plutôt des variations de gris, de noirs, de marines et de bourgognes. Ce matin, son humeur reflétait son choix vestimentaire, alors qu'il revêtait du noir de la tête au pied, ormis sa cape qui était, elle, bourgogne. À Morclé, peu nombreux furent ceux qui reconnurent le Comte. Bien sûr, tout le monde connaissait la Caravelle aux couleurs de Cassentel, amarrée à l'année longue dans le port de Morclé. Mais son propriétaire gratifiait si peu souvent les habitants de sa présence qu'ils ne pouvaient dire avec précision si l'homme qui remontait présentement le quai principal était bel et bien Richard de Cassentel.
Non pas qu'il eut été fêté dans le cas contraire : bien qu'il se révéla être un bon suzerain, il gouvernait efficacement mais sans éclat, et c'est donc avec un sentiment d'indifférence que sa présence était accueillie. Ainsi, seulement quelques témoins purent reconnaître le Comte, et leur récit des évènements n'eut certes pas de quoi alimenter les moulins à racontars de Naraya. Car tout ce que les badauds virent, c'est une cape bourgogne montée sur un fort destrier au front blanc remonter tranquillement, sans un mot et sans un regard, la place centrale de Morclée avant de bifurquer en direction du Château de Cassentel. Ils racontèrent aussi que l'air austère du Comte semblait un peu plus sombre qu'à l'habitude, mais comme définir l'air habituel du Comte était un défi pour plusieurs, ces quelques témoins privilégiés ne soulevèrent que bien peu d'intérêt.